JOURNÉE D'ÉTUDES SUR LES MYSTIQUES RHÉNANS

 

Marco VANNINI, Au-delà de Platon et Bouddha : la Theologia deutsch

Schopenhauer compare l'Anonyme de Francfort à Platon et à Bouddha. La comparaison est valable, étant donné l'importance du Livret de la vie parfaite : en fait, cet auteur nous apprend qu'il faut renoncer à sa volonté propre et ainsi, le monde devient un paradis.

Le message est celui-là même d'Eckhart et de toute la mystique rhénane : le non-être des choses et du "moi" qui utilise les choses selon un "pourquoi". La libération consiste à reconnaître le caractère accidentel, non esssentiel du "moi". Or, on ne peut le reconnaître que par rapport à l'Absolu qui dépasse l'égoïté particulière. Le souverain détachement, le souverain amour dans lequel finit l'altérité de l'être, est de "souffrir-Dieu" (Gott-leiden), mais cela signifie : saisir Dieu en toutes choses, trouver une profonde joie dans toutes les choses.

N'est-ce pas là l'essence même du christianisme ? Si l'imitation du Christ n'est pas le renoncement à la volonté propre dans le détachement même de l'humanité de Jésus, elle est impossible, en revanche la formation du Logos, c'est-à-dire la naissance de Dieu en nous en tant qu'Esprit, tout à fait différent de l'Un néoplatonicien, est décisive.

Le christianisme est donc essentiel et non accidentel parce que en lui - et seulement en lui - réside l'expérience de l'Esprit, et de Dieu en tant qu'Esprit. On ne trouve cela ni chez Platon, ni chez Bouddha et peut-être pas même chez Schopenhauer.

Éric MANGIN, La figure de Marthe chez Eckhat et le contexte historique de sa prédication

Dans le Sermon 86, Eckhart propose une interprétation originale de l'épisode biblique de Marthe et de Marie. Il souligne l'insuffisance du ravissement de Marie et fait, au contraire, de la figure de Marthe le modèle du détachement véritable. Pour comprendre cette interprétation, il convient de situer ce sermon dans le contexte historique de la prédication eckhartienne et en particulier dans le cadre de la polémique avec les disciples du Libre esprit, telle qu'elle apparaît dans la Lettre de l'évêque de Strasbourg du 13 août 1317.

Émilie ZUM BRUNN, La nouvelle donne des mystiques rhéno-flamandes et son influence sur Eckhart

On constate un changement important qui intervient dans la pensée d'Eckhart à partir de son arrivée à Strasbourg. Il s'agit à titre principal d'une influence de la spiritualité béguinale, dans ses thèmes fondamentaux. Certains de ces thèmes sont demeurés suspects à nombre de critiques contemporains, pour être finalement réhabilités avec leurs auteurs par A. Deblaere, Huot de Longchamps, P. Verdeyen entre autres. Leurs auteurs sont désormais reconnus par B. Mc Ginn et son école comme ayant apporté à la chrétienté une nouvelle forme de théologie : la théologie vernaculaire.

Marie-Anne VANNIER, Spéculation et mystique chez Eckhart.

Eckhart, qui est l'un des plus grands mystiques du Moyen Âge, a su allier dans son œuvre spéculation et mystique, introduisant, de manière originale, un mysticisme spéculatif. Cela apparaît nettement dans sa compréhension de Dieu et de l'être humain. Il refuse, en effet, de limiter Dieu dans la catégorie de l'être, il préfère le définir, non seulement à partir de l'intellect, mais surtout à partir de la Déité. Quant à l'être humain, il souligne qu'il est pris dans la dialectique de l'être et du néant et qu'il s'accomplit en laissant émerger l'Etwas in der Seele qui est en lui. Le travail du détachement, qui se réalise par la percée, prépare à la naissance de Dieu dans l'âme.

Pierre GIRE, Mystique et christianisme chez Eckhart.

Eckhart est simultanément philosophe, théologien et mystique. Il s'inscrit dans le christianisme, au carrefour de traditions intellectuelles et spirituelles multiples (écoles philosophiques grecques, néoplatonisme chrétien, tradition spirituelle de la négativité, école dominicaine, influences théologiques juive et musulmane). C'est à partir de cet horizon complexe d'intelligibilité qu'il est possible d'interpréter la signification de son expérience mystique comme l'épreuve métaphysique de la Vie absolue de Dieu dans la réalité de la créature humaine. Cette épreuve s'offre dans la figure de l'enracinement pré-existentiel de l'âme au sein de la Déité par la médiation nécessaire du Verbe divin. Il s'agit pour l'homme, en son être même, d'être fils dans le Fils en s'appuyant sur une pratique du détachement radical dont la percée révèle la force inouïe. La vie mystique n'est ici en définitive que l'expérience chrétienne, élevée à son extrême intensité. Elle se donne comme le témoignage véritable rendu à la Vie divine qui porte toutes choses dans l'éternité. 

Jean DEVRIENDT, La similitude chez Eckhart

Lorsque Eckhart commente le verset de Genèse 1, 26 : "Faisons l'homme à notre image et ressemblance", il associe image et ressemblance. Son analyse diffère quand il s'intéresse à la citation de Mt 22, 20-21 : "Rendez à César...". Dans ce cas, il place la similitude en fonction, non de l'image, mais de la forme et de la participation. La compréhension qu'Eckhart a de la similitude est complexe. Elle est trompeuse, car, à la fois, l'homme et Dieu sont dissemblables et semblables. L'aporie ne se résoud que dans l'union mystique où la dualité cesse sans que les identités s'évanouissent.

Monique GRUBER, Le rapport texte-image chez Henri Suso

Suso a l'originalité d'avoir illustré son enseignement (en particulier aux moniales) par des dessins explicatifs.

Ainsi un manuscrit illustré de sa Vie, sans doute supervisé par lui peu avant sa mort, a donné lieu par la suite (surtout au XV° siècle) à de nombreuses interprétations graphiques. L'horloge de la Sagesse, seule œuvre latine de Suso, très diffusée, a suscité le talent d'imagiers fort divers.

Quels sont les rapports existant entre les textes et leur illustration ? Comment Suso a-t-il essayé d'insérer sa propre vision théologique dans les enluminures ? Nous étudierons plus particulièrement ici un aspect de la Divinité souvent évoqué par Suso : "Dieu en tant que Sagesse éternelle".

Simon KNAEBEL, Eckhart, précurseur de la dialectique hégélienne ?

Il y a eu, chez un certain nombre de philosophes de la période idéaliste une nette convergence dans le retour aux mêmes sources de la mystique, notamment aux œuvres en langue allemande d'Eckhart, de Tauler et de Suso. L'inspirateur en a été Franz von Baader qui fut enthousisamé à la lecture des sermons allemands d'Eckhart,au point d'appeler ce dernier : "l'esprit central de la spéculation religieuse du Moyen Âge". En 1824, il introduit son ami Hegel dans la pensée d'Eckhart. Le philosophe de Berlin y trouva la confirmation de sa propre philosophie de l'esprit et l'annonce de son interprétation idéaliste de la réalité. Il importe de mesurer la portée de ce rapprochement, particulièrement en ce qui concerne la dialectique et le concept de Dieu.